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Actualités Recensions

Lettres béninoises

Broché: 185 pages
Editeur : ALBIN MICHEL (22 janvier 2014)
Collection : ESSAIS DOC.
Langue : Français
ISBN-10: 2226254692
ISBN-13: 978-2226254696
Dimensions : 20,4 x 14 x 2 cm

 Lettres béninoises

Rien n’est plus hasardeux que de décrire le futur. Beaucoup s’y sont risqués avec des fortunes diverses. L’économiste Nicolas Baverez se livre lui aussi à l’exercice. L’action de ses Lettres béninoises se situe en 2040. Alassane Bono, béninois, nouveau directeur du Fonds Monétaire International, débarque en France pour tâcher de remettre sur les rails un pays en totale déshérence. Dans les lettres qu’il envoie à sa famille et ses amis, il décrit l’état de décrépitude d’une France rongée par la dette, la désindustrialisation, la misère, l’abandon des institutions, le communautarisme. Disons-le, le tableau que dresse Nicolas Baverez de la France de demain a quelque chose d’apocalyptique. Ayant passé du 5ème au 25ème rang dans le monde pour la richesse et la puissance, la France est un pays en pleine déliquescence. Cette dégradation spectaculaire est d’abord le fruit d’un déni de réalité de la part des élites. Economie en faillite, dette colossale, abandon de l’euro, classe politique incapable, paupérisation, multiplication des zones de non-droit, etc. Tout y est et tout y passe ! Face à une Afrique qui redresse la tête et à la multiplication des puissances émergentes, l’Europe passe pour un continent anesthésié, seule l’Allemagne, comme toujours, arrivant à tirer son épingle du jeu. C’est n’est pas que les Français de 2040 manquent de ressort. Au contraire, Nicolas Baverez – alias Alassane Bono – voit du réconfort à la vue de ces entrepreneurs et de quelques politiques qui ne se résignent pas à la fatalité. Le problème, au fond, réside dans un Etat aussi obèse qu’impuissant, aveugle au cours du temps car ayant été incapable de mener les réformes nécessaires. D’un pessimisme noir, l’auteur n’en fini pas de décrire cette France qui tombe, titre d’un essai précédent. « Les Français ont ruiné l’Etat, fait-il écrire à son héros, en s’installant dans l’illusion que chacun, sans travailler, pouvait vivre à crédit aux dépens de son voisin. » (p. 35).

D’aucuns trouveront le tableau dressé par Nicolas Baverez trop noir. Sans doute y a-t-il une part d’exagération dans cette peinture d’une France pauvre et déclassée. Il n’empêche : les grandes tendances sont déjà et les problèmes que décrit l’auteur sont ceux que lui-même ou un Alain Peyrefitte décrivait il y a déjà trente ans. Trop de dénis, de réformes bâclées ou empêchées donnent du grain à moudre à l’auteur de ces Lettres béninoises.

 

 Nicolas Baverez, Lettres béninoises, Albin Michel, 2014, 186 pages, 14,25 €

 

 

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Histoire Recensions

Voyage au pays des Ze-Ka

Broché: 781 pages
Editeur : Le Bruit du temps (26 octobre 2010)
Langue : Français
ISBN-10: 2358730211
ISBN-13: 978-2358730211
Dimensions : 20,4 x 13,6 x 5,4 cm

  Voyage au pays des Ze-Ka

Soljenitsyne les appelait Zek, Julius Margolin les Ze-Ka. De qui s’agit-il ? Qui se cache derrière ces quelques lettres qui sonnent curieusement ? Les Zek ou Ze-Ka, ce sont les esclaves ayant constitué l’immense armée des réprouvés du système soviétique, les centaines de milliers d’hommes qui sont allés pourrir dans l’enfer concentrationnaire du Grand Nord.  A l’origine, Julius Margolin, juif et citoyen polonais, était pourtant bien disposé à l’égard de la Russie des Soviets mais voilà, les révolutions ont l’étrange et mortifère manie de manger leurs enfants et leurs amis. En 1939, alors que la Pologne est occupée à l’ouest par les Allemands et à l’est par les Soviétiques, J. Margolin choisit ce qui lui semble le moindre mal. C’était choisir entre la peste et le choléra. Soupçonné d’être contaminé par l’Occident, il est envoyé au Goulag sans autre forme de procès. Quant aux raisons de son arrestation, elles lui demeureront mystérieuses. Comme des centaines de milliers de ses congénères, il suffit d’un rien pour qu’une vie bascule. Une conversation banale avec un étranger et vous voilà condamné à dix ans de camp. Bien sûr, on pourra toujours rétorquer que les camps soviétiques ne sont pas les usines de la mort mises au point par le III° Reich. C’est vrai mais, en même temps, la comparaison paraît spécieuse. Entre les deux systèmes concentrationnaires, la différence se résume la plupart du temps à une question de temps : la mort viendra plus lentement dans un camp communiste, le plus souvent par manque de nourriture chronique et fatigue physique. Voyage au pas des Ze-Ka constitue la lente descente aux enfers d’un intellectuel raffiné, confronté à la brutalité d’un monde quasi kafkaïen, monde où la raison n’a plus court. Dans cet univers impitoyable domine le chacun pour soi. Accablé par tant de laideur et de méchanceté, l’auteur va jusqu’au bout de lui-même, entretenant tant bien que mal la flamme de la vie pour ne pas sombrer dans le désespoir. Il y aurait beaucoup à dire sur l’égoïsme des condamnés, la cruauté des prisonniers de droit commun à l’égard des politiques ou l’indifférence des gardes à la misère des Ze-Ka mais, ce qui ressort des conditions inhumaines infligées aux prisonniers reste le travail forcé et la faim lancinante.

Voyage au pays des Ze-Ka constitue l’un des témoignages les plus bouleversants qui aient jamais été écrit sur l’enfer concentrationnaire soviétique. Une démonstration capitale et captivante et, au final, un immense livre ! A mettre au même rang que les œuvres de Soljenitsyne et Chalamov.

 

Julius Margolin, Voyage au pays des Ze-Ka, Le Bruit du Temps, 2010, 783 pages, 28 €

 

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Recensions Religion

Le monde selon François

Broché: 174 pages
Editeur : Cerf (27 février 2014)
Collection : HISTOIRE A VIF
Langue : Français
ISBN-10: 2204101192
ISBN-13: 978-2204101196
Dimensions : 20,8 x 13,4 x 1,6 cm

 Le monde selon François

Un an après l’élection du cardinal Bergoglio au souverain pontificat, nombre de journalistes et d’observateurs tentent un premier bilan. Spécialiste des questions religieuses, Bernadette Sauvaget vient de publier un petit ouvrage fort éclairant, non seulement sur l’actuel pontificat, mais également sur la personnalité tout en paradoxe du pape François. « De quelle épaisseur humaine est fait ce nouveau pape  qui veut impérativement une réforme spirituelle et structurelle de son Eglise », s’interroge-t-elle dans l’introduction. Ce n’est pas seulement sur les « paradoxes d’un pontificat » – sous-titre du livre – qu’il faut s’interroger. En effet, la personnalité du pape jésuite n’est pas monolithique. Si le pape donne l’image d’un homme ouvert et sympathique, il n’en a pas toujours été ainsi. En Argentine, en tant que provincial des jésuites puis cardinal-archevêque de Buenos-Aires, il pouvait se montrer autoritaire et cassant. Aujourd’hui à la tête de l’Eglise catholique, on a l’impression qu’il révèle une autre nature, davantage bonhomme même si, en profondeur, il sait ce qu’il veut et n’hésite pas à décider d’autorité. Qui aurait cru que cet homme qui souriait peu et n’aimait pas sortir donne aujourd’hui le sentiment d’une grande affabilité et demande aux chrétiens, lorsqu’il s’agit d’évangélisation, de s’occuper d’abord des périphéries ? Ces différences ne sont en rien des revirements, encore moins des reniements de sa personnalité profonde. En fait, explique un familier du pape qui l’a bien connu en Argentine, « l’un des principes du cardinal, c’était de recevoir  la vie comme elle vient et de l’accompagner et non pas comme on prétendrait qu’elle devrait être » (p. 63).

Plaisant et facile à lire, Le monde selon François offre un éclairage convaincant  sur le pontificat qui commence. La personnalité de Jorge Mario Bergoglio attribue à ce dernier une tonalité particulière. En mettant ses pas dans ceux de saint François, il veut donner de l’Eglise l’image d’une institution proche et soucieuse de l’homme, plus décentralisée et collégiale. Cette dimension incarnée ne dissimule pas l’essentiel : qu’il se montre exigeant et autoritaire ou au contraire affable et ouvert, c’est d’abord sur la prière que le pape assied son action à la tête de l’Eglise.

Bernadette Sauvaget, Le monde selon François, Le Cerf, 2014, 176 pages, 20 €

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Recensions Religion

A la recherche du temps sacré

Poche: 263 pages
Editeur : TEMPUS PERRIN (6 février 2014)
Collection : Tempus
Langue : Français
ISBN-10: 2262043434
ISBN-13: 978-2262043438
Dimensions : 17,6 x 10,6 x 2,2 cm

 A la recherche du temps sacré

Publié à l’origine en 2011, A la recherche du temps sacré, du grand médiéviste Jacques Le Goff, fait l’objet d’une heureuse réédition. Tout l’ouvrage consiste en une lecture de la célèbre Légende dorée de Jacques de Voragine. En effet, pour J. Le Goff, La légende dorée n’est rien d’autre qu’une somme sur le temps, « à partir du temps calendaire de la vie quotidienne » (p. 235). Evidemment, il ne s’agit pas du temps de l’homme pressé d’aujourd’hui, mais du temps de l’homme médiéval, un homme à l’espérance de vie précaire et dont une grande partie de l’univers mental est marquée par le sacré chrétien. Le temps sacré médiéval repose sur la division entre le temporal, temps cyclique de la liturgie chrétienne et le sanctoral, marqué par la vie des saints. Dans l’univers surnaturel qui est le sien, Jacques de Voragine tente de raisonner de façon originale, en esprit rationnel. Il découpe l’année liturgique en plusieurs parties, du temps de la rénovation qui commence à l’Avent jusqu’à celui de la réconciliation  qui va du 18 mai (fête de saint Urbain) jusqu’au 27 novembre (saint Josaphat et saint Barlaam). Chacune des périodes (rénovation, réconciliation, pérégrination…) est l’occasion pour Jacques de Voragine d’entreprendre une catéchèse sur de grands noms bibliques ou des saints vénérés au Moyen Age. Chaque notice est à ses yeux une possibilité de catéchèse permettant de montrer qu’il existe un axe chrétien du temps, un début et un achèvement, ce que du reste la liturgie montre sous une autre modalité. C’est  avec un remarquable esprit pédagogique que J. Le Goff nous entraîne dans ce voyage dans la vie des saints, des martyrs et autres docteurs de l’Eglise.

A la recherche du  temps sacré marque la déférence de l’auteur pour Jacques de Voragine. En dépit des apparitions du merveilleux et du surnaturel, La légende dorée est, pour l’époque, une œuvre scientifique dans la mesure où son auteur n’hésite pas à hiérarchiser l’information, à distinguer le bon grain de l’ivraie.

Pour J. Le Goff, l’entreprise du célèbre dominicain était grandiose : « en s’appuyant sur le temps enchanter, sacraliser le monde et l’humanité ». Enchanter le monde ? Voilà qui serait salutaire à l’univers désenchanté qui est le nôtre.

Jacques Le Goff, A la  recherche du temps sacré, Tempus, 2014, 258 pages, 8.50 €

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Histoire Recensions

Les vingt jours de Fontainebleau

Broché: 294 pages
Editeur : PERRIN (23 janvier 2014)
Langue : Français
ISBN-10: 2262039410
ISBN-13: 978-2262039417
Dimensions : 23,6 x 15,4 x 2,6 cm

 Les vingt jours de Fontainebleau

A la fin mars 1814 Napoléon, pris de court par des Alliés qui n’ont pas joué le jeu dans lequel il pensait les enferrer, gagne le château de Fontainebleau. Il va y rester jusqu’au 20 avril, date de son départ pour l’Ile d’Elbe. Que s’est-il passé entre temps ? Spécialiste de l’Empire et digne successeur de Jean Tulard, Thierry Lentz fait revivre jour après jour ce qui ressemble à une descente aux enfers pour celui qui, il y a peu, était encore le maître de l’Europe. Le vrai, c’est que, pour la première fois, Napoléon ne commande plus à son destin, il est à la merci des Alliés désireux d’abattre l’Empire et de restaurer la royauté. Ces Vingt jours de Fontainebleau ressemblent à un drame joué d’avance. Claquemuré dans son palais, Napoléon se trouve, pour la première fois de sa vie, à la merci des autres, en l’occurrence des puissances alliées qui occupent Paris, mais aussi de chefs militaires qui, ayant peur de tout perdre à la veille de la clôture de la tragédie, n’entendent pas se laisser dicteur leur conduite. Les maréchaux français tiennent à montrer que, pour respectueux qu’ils demeurent vis-à-vis de celui à qui ils doivent quasiment tout, ne sont pas prêts à tout sacrifier. L’épopée ne saurait se terminer dans un bain de sang. Certains, comme le maréchal Marmont, iront jusqu’à trahir pour sauvegarder leurs intérêts et ainsi complaire au nouveau régime. En fin d’ouvrage, l’auteur se lance dans un parallèle qui est loin d’être anachronique. Faisant la comparaison entre la fin de l’Empire napoléonien et celle du III° Reich, il tient à dire combien la conduite de l’Empereur a été sage. Jamais celui-ci n’a voulu entraîner son pays dans une sorte de Götterdämmerung, un crépuscule des dieux empli de massacres et de ruines ; « Le contexte social et politique autant que la personnalité de Napoléon, conclut l’auteur (p. 20), n’étaient pas compatibles avec un suicide collectif. » Le livre, au final, dit beaucoup de la personnalité de Napoléon, son inspirateur principal.             Servi par une science sûre, un rythme soutenu et l’utilisation des meilleures sources, l’ouvrage de Thierry Lentz fera certainement date et ce sera justice. Les pages de notes avec leur appareil critique sont d’ailleurs significatives de la valeur de l’ouvrage.   Thierry Lentz, Les vingt jours de Fontainebleau, Perrin, 2014, 294 pages, 23 €

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Actualités Recensions

Pourquoi les riches ont gagné

Broché: 153 pages
Editeur : ALBIN MICHEL (8 janvier 2014)
Collection : ESSAIS DOC.
Langue : Français
ISBN-10: 2226254706
ISBN-13: 978-2226254702
Dimensions : 22,4 x 14,4 x 2 cm

 Pourquoi les riches ont gagné

Le livre de Jean-Louis Servan-Schreiber n’est pas le premier à s’ouvrir sur cette parole de Warren Buffett, la deuxième fortune des Etats-Unis : « La guerre des classes existe toujours, mais c’est nous, les riches, qui la menons. Et nous la gagnons. » De fait, jamais les riches n’ont été aussi nombreux. En France, est considéré comme riche celui dont les revenus dépassent 4 500 euros mensuels ; c’est dire si l’écart est considérable entre un salarié qui gagne bien sa vie, et qui est donc considéré comme riche si l’on tient compte des mesures de l’INSEE, mais qui est bien loin d’atteindre les 20 milliards de patrimoine de Bernard Arnault. La richesse est protéiforme, multiforme ; elle tient au talent (entrepreneurs, artistes…) comme à l’héritage. Pourquoi, à l’échelle du monde, la multiplication des riches ? Tout simplement parce que « des décennies de croissance à l’échelle internationale ont empilé de telles masses d’argent qu’il en découle une prolifération des riches » (p. 39). Après quelques chapitres sur les soucis, besoins et caprices des riches, suit en fin de livre le chapitre-phare, les pages qui expliquent les raisons du succès des riches (parce qu’ils sont devenus de puissants acteurs sociaux, qu’ils sont experts en stratégie fiscale planétaire, qu’ils possèdent le pouvoir d’informer, etc.) A en croire l’auteur, les riches ont de quoi être tranquilles très longtemps. En effet, ils ont gagné la guerre des classes en devenant un modèle envié. Certes on peut les jalouser mais leur ostentation médiatique ne joue pas l’effet repoussoir que l’on croit. Enfin – cerise sur le gâteau ! – « tout se passe comme si les riches avaient gagné, financièrement bien sûr, mais aussi politiquement et presque idéologiquement ». (p. 20) On pourrait se consoler en pensant que, logiquement et mathématiquement, l’élévation du nombre de riches entraîne l’arrachement à la pauvreté des plus petits, ce qui est vrai. En revanche, ce qui peut sembler désespérant, c’est le fait que la lutte contre les inégalités – – qui n’ont jamais été aussi élevées – semble complètement obsolète ; elle ne semble plus intéresser grand monde. Pour les acteurs politiques, ce n’est pas la réduction des inégalités qui est première, c’est la création d’emplois. Tout en concevant bien ce changement, Jean-Louis Servan-Schreiber indique que la situation actuelle est destinée à durer : quand on est riche, il y a tout lieu de croire que c’est pour longtemps. Et tant pis pour les pauvres !   Jean-Louis Servan-Schreiber, Pourquoi les riches ont gagné, Albin Michel, 2014, 154 pages, 14.50 €

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Actualités Recensions

La grande séparation : Pour une écologie des civilisations

Broché: 400 pages
Editeur : Gallimard (10 octobre 2013)
Collection : Le Débat
Langue : Français
ISBN-10: 2070142876
ISBN-13: 978-2070142873
Dimensions : 20,4 x 13,8 x 2,8 cm

 La grande séparation

Autrefois apôtre de la mondialisation et de ses mirages, Hervé Juvin devient aujourd’hui, au fil de ses ouvrages, l’un de ses plus fervents contempteurs. Certes, il est prêt à lui reconnaître certains mérites mais, quand il la juge à l’aune de ce qu’il appelle « l’écologie des civilisations », il en voit les dangers et les horreurs.

Qu’est-ce que « la grande séparation » dont l’auteur redoute les effets ? La mondialisation est en train, subrepticement, de créer un homme nouveau, un homme hors-sol, un homme de nulle part, sans repères ni tradition, dépourvu d’identité, un consommateur hédoniste s’abrutissant dans le contentement de soi. Bref, un homme séparé de tout ce qui jadis concourait à sa construction, mais « la séparation de l’homme à l’égard de toute détermination » n’est-elle pas le pari de la modernité (p. 92) ? Les conséquences de cette entreprise de déculturation auront nécessairement des effets périlleux sur nombre de civilisations, surtout les plus fragiles comme les peuples vivant en marge, dans la jungle indonésienne ou amazonienne. Le rouleau compresseur de la « grande séparation » repose sur trois piliers : la mondialisation, le développement économique et l’hégémonie du contrat. Se moquant des Etats, des traditions et des cultures, elle vise rien moins qu’à l’avènement d’un homme nouveau, consommateur sans racines, individu interchangeable. Pour H. Juvin, l’advenue d’une telle monstruosité n’est pas inéluctable, « d’où, écrit-il, l’actualité d’une écologie humaine, une politique de la diversité qui placerait les sociétés humaines, les cultures et leurs modes de vie avant même la diversité végétale ou animale, au rang des conditions de survie de l’espèce humaine – de notre survie » (p. 369)

Intellectuellement charpenté, l’ouvrage de Hervé Juvin s’appuie aussi sur l’expérience de l’auteur, voyageur impénitent qui a vu de près les ravages de la mondialisation en terme environnemental et civilisationnel. Si la thèse de La grande séparation est à prendre très au sérieux, on n’omettra pas de signaler qu’en moyenne, dans le monde, la pauvreté est en recul et que l’espérance de vie progresse. La mondialisation n’a pas que de effets négatifs. L’idéal serait de mieux l’arrimer aux particularismes existants, mais est-ce possible ?

Un livre passionnant pour comprendre le monde qui vient, mais qui aurait sans doute gagné à s’alléger d’une centaine de pages.

 

Hervé Juvin, La grande séparation : Pour une écologie des civilisations, Gallimard, 2013, 388 pages, 22.50 €

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Littérature Recensions

Remonter la Marne

Broché: 264 pages
Editeur : Fayard (13 février 2013)
Collection : Littérature Française
Langue : Français
ISBN-10: 2213654719
ISBN-13: 978-2213654713
Dimensions : 21,2 x 13,4 x 2,8 cm

 Remonter la Marne

Jean-Paul Kauffmann, ancien otage au Liban, écrivain, rédacteur en chef de L’amateur de cigares, est un formidable conteur. Dans L’Arche des Kerguelen ou La chambre noire de Longwood, il avait déjà montré sa capacité à faire revivre le passé, à l’interroger tout en soumettant à la question les modes et travers de l’époque contemporaine. L’année dernière, durant sept semaines, il a remonté à pied le cours de la Marne, de Paris jusqu’à sa source, en Haute-Marne. Ici, pas d’exploit physique ; il s’agissait pour l’auteur de baguenauder le long du cours d’eau, de prendre le temps de bavarder avec des indigènes, de s’arrêter dans telle petite ville pour visiter un musée fameux, d’honorer des personnages célèbres originaires des régions traversées (dom Pérignon, Alfred Loisy…) et, plus généralement, de se faire une idée de la France profonde dans ces départements qui, chaque année, perdent une part de leur population et de leur industrie. Au-delà des aspects pratiques inhérents à la marche en solitaire (ne pas s’égarer, trouver un hôtel chaque soir…), il reste le tableau de la France rurale que dresse l’auteur, tableau que la marche, avec la lenteur qu’elle suppose, restitue le moins inadéquatement. Dans ces petites villes endormies, ces villages presque vides, l’auteur a vu une France mal arrimée au progrès à tout crin, une France se défiant d’une mondialisation à pas redoublés. Cette France des bords de la Marne, c’est la France des petits blancs, population simple et besogneuse, ignorée des politiques : politique de la ville, politique du logement, politique de tout ce qu’on veut… Mais une France rétive à l’air du temps, résistant du mieux qu’elle peut aux assauts d’un progrès devant lequel tout doit plier. Le promeneur s’inquiète pour les hommes et pour les paysages, souvent saccagés dès lors, par exemple, que l’on gagne l’entrée d’une ville. Cette « France des doublettes » semble plus ou moins à l’abandon, mais ne s’en plaint pas forcément car il y a des abandons plus faciles à supporter que certaines prises en main. J.-P. Kauffmann dépeint un pays amère et désenchanté. Quant à l’âme de la France, l’auteur la trouve en peine. « Parmi ces hommes et ces femmes entrevus, écrit-il, beaucoup ont tourné le dos au monde qui leur était assigné » (p. 186)

Dans ce livre initiatique à la rencontre de la France des campagnes, Jean-Paul Kauffmann y ajoute son goût pour les rencontres et la capacité de voir et de comprendre que lui donne sa vaste culture. Un beau livre, nostalgique et intelligent.

 

Jean-Paul Kauffmann, Remonter la Marne, Fayard, 2013, 262 pages, 18.50 €

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Recensions Religion

La jeunesse étudiante chrétienne

Broché: 704 pages
Editeur : Cerf (2 décembre 2013)
Collection : HIST RELIGIEUSE
Langue : Français
ISBN-10: 2204095621
ISBN-13: 978-2204095624
Dimensions : 23,6 x 14,6 x 3,8 cm

 La jeunesse étudiante chrétienne

Le gros livre que Bernard Giroux vient de publier sur la jeunesse étudiante chrétienne (JEC) constitue ce qui se fait de mieux dans le genre : style agréable, sérieux de la recherche, variété des sources… Le caractère complet de cette étude monumentale ravira non seulement les personnes intéressées par l’histoire religieuse au XX° siècle, mais également celles et ceux qui sont nostalgiques de cette époque. De nos jours, on peine à imaginer ce qu’était le catholicisme de ces années 1930-1970, riche d’hommes de talent, intellectuellement chevronnés, spirituellement actifs.

Au début, l’auteur place la JEC dans le contexte global de l’Action catholique spécialisée qui, écrit-il, « est née du constat que les conditions de vie issues de la modernité constituaient un obstacle à la réception du message évangélique » (p. 149). Puis, au fil des pages, Bernard Giroux nous entraîne dans les méandres pas toujours tranquilles de l’évolution du mouvement, avec ses joies, ses heurts et malheurs. Les crises ponctuelles n’épargnent pas le mouvement, que ce soit au sein des équipes dirigeantes successives comme dans ses rapports avec la hiérarchie ecclésiale. Au fil des années, jusqu’aux années 1965-1975, les tensions se renforcent. Une majorité d’évêques ne comprend plus un mouvement qui prend ses aises avec la doctrine et les positions du Magistère. Quant aux jécistes, nombre d’entre eux mettent leur foi sur le fil du rasoir par leur approche irénique et toute en empathie de la doxa de l’époque. Ils sont nombreux à se sentir attirés par les sirènes du féminisme, du marxisme ou du structuralisme. Avec doigté, Bernard Giroux pointe l’ensemble de ses soubresauts, cherchant à chaque fois à en analyser les causes et les effets. Le souci pédagogique de l’auteur, constant d’un bout à l’autre du livre, aidera le non-initié à comprendre l’essor et le déclin d’un mouvement qui aura généré de multiples vocations, ecclésiales, intellectuelles, syndicales et politiques, comme René Rémond, Claude Dagens, Jean Boissonnat, Henri Nallet ou, plus près de nous, Marie Bové.

En lisant l’enquête réalisée auprès d’anciens membres de la JEC, qui conclut l’ouvrage, comment ne pas s’empêcher de penser que, en dépit des fautes commises, la JEC s’est avérée une belle école de formation ? Ce que l’on peut dire, du reste, pour la plupart des mouvements d’Action catholique spécialisée.

 

Bernard Giroux, La jeunesse étudiante chrétienne, Le Cerf, 2013, 694 pages, 46,50 €

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Histoire Recensions

Sous le feu : La mort comme hypothèse de travail

Broché: 266 pages
Editeur : TALLANDIER (9 janvier 2014)
Collection : CONTEMPO.
Langue : Français
ISBN-13: 979-1021004306
ASIN: B00EU77CMS
Dimensions : 21,4 x 14,6 x 2,6 cm

 Sous le feu

Ancien officier d’active de l’Armée française, Michel Goya est devenu un spécialiste reconnu des armées d’aujourd’hui. Fort de son expérience de terrain, s’appuyant aussi bien sur le témoignage des Poilus de 1914-1918 que sur celui de soldats venant de vivre des conflits contemporains (Irak, Afghanistan…), il se penche sur le comportement du simple soldat. Les guerres modernes peuvent être considérées comme des sortes de laboratoire à visée anthropologique. « Le but de ce livre, écrit l’auteur (p. 19), est d’accompagner le combattant dans cet univers afin d’essayer de comprendre les phénomènes qui s’y déroulent ». L’étude de Michel Goya rejoint celles dont les historiens anglo-saxons se sont fait une spécialité à l’instar de John Keegan qui, dans Anatomie de la bataille, décrit l’univers du soldat au sein de la mêlée : un monde clos à tel point que le combattant ignore pratiquement tout du déroulement de la bataille. La plume alerte de Michel Goya et la densité de son propos donnent au sujet une perspective nouvelle. Le lecteur apprendra ainsi qu’à la guerre l’énorme majorité des hommes ne fait rien d’autre que suivre. Beaucoup ne font même pas le coup de feu ; seule une poignée, ceux dont l’esprit se conforme le plus facilement à l’atmosphère du combat, se bat véritablement. Ainsi, durant la guerre de Corée (1950-1953), la moitié des pilotes américains n’a jamais ouvert le feu sur un appareil ennemi. De même les pertes et dommages occasionnés à l’ennemi sont généralement le fait d’une minorité d’individus. Sur les 20 000 pilotes d’avions de chasse du III° Reich, seul un groupe de 500 d’entre eux a obtenu la moitié des victoires aériennes. En revanche, si la peur de tuer est un puissant inhibiteur, « l’expérience de la guerre réduit la peur de mourir alors que cette d’être mutilé physiquement et psychologiquement augmente » (p. 52). Cela dit, l’énorme majorité de la troupe, si elle n’adopte pas une conduite héroïque, obéit aux ordres et tient à faire son devoir. Le fait de se comporter honorablement et de ne pas laisser tomber les camarades est un puissant facteur de cohésion parmi la troupe. En revanche, la ferveur patriotique n’apparaît pas fondamentale.

Comment les hommes se comportent-ils devant l’extrême danger ? Plus qu’un énième ouvrage sur la guerre, Sous le feu est à considérer comme un ouvrage d’ethnologie. En quelques pages bien senties, l’étude de Michel Goya dit beaucoup de la façon dont l’individu appréhende la guerre, temps souvent banalement ennuyeux et rarement héroïque. Aujourd’hui, alors que les armées sont devenues professionnelles, la mort est bel et bien devenue une « hypothèse de travail » (sous-titre du livre).

Michel Goya, Sous le feu : La mort comme hypothèse de travail, Tallandier, 2014, 267 pages, 20.90 €